L’Empereur Jaune se rendit un jour au nord de la Rivière Rouge, escalada le Mont K’ouen-louen et du regard embrassa le sud. De retour chez lui, il s’aperçut qu’il avait perdu sa perle obscure. Il chargea Connaissance d’aller la retrouver, mais ce fut en vain. Il envoya Vue Perçant, mais elle revint bredouille. Il envoya Dispute, qui ne la trouva pas plus. Il envoya finalement Sans Rien, qui la retrouva. “Etrange, se dit-il, que ce soit Sans Rien qui l’ait retrouvée !”

Tchouang-tseu

– J’ai fait des progrès, dit Yen Houei
– Comment cela ? demanda Confucius.
– J’oublie la bonté et la justice, répondit Yen Houei.
– C’est bien, remarqua Confucius, mais cela ne suffit pas.
Lorsqu’ils se revirent, Yen Houei dit :
– J’ai fait des progrès.
– Comment cela ? s’enquit Confucius.
– J’oublie les rites et la musique, expliqua Yen Houei.
– C’est bien, observa Confucius, mais cela ne suffit.
Lorsqu’ils se revirent, Yen Houei, dit encore :
– J’ai fait des progrès.
– Comment cela ? demanda Confucius
– Je puis rester assis dans l’oubli, répondit Yen Houei.
– Que veux-tu dire par là ? demanda Confucius intrigué.
– Je laisse aller mes membres, je congédie la vue et l’ouïe, je perds conscience de moi-même et des choses, je suis complètement désentravé : voilà ce que j’appelle être assis dans l’oubli.
Confucius déclara : Si tu es sans entrave, tu n’a plus de préjugés favorables ou défavorables. Si tu épouses les métamorphoses de la réalité, tu n’es plus soumis à aucune contrainte. Te voilà devenu un sage. Souffre que moi, Ts’ieou, je devienne ton disciple !

Tchouang-tseu

L’empereur de la Mer du sud s’appelait Chou, celui de la Mer du nord s’appelait Hou, celui du milieu s’appelait Houen-touen. De temps à autres, Chou et Hou se rencontraient chez Houen-touen et celui-ci les recevait fort civilement. Ils se demandèrent comment lui rendre la pareille et se dirent : “Tous les hommes ont sept trous pour voir, entendre, manger et respirer, lui n’en a pas un seul.. Nous allons les lui percer.” Ils lui en firent un chaque jour et le septième jour, Houen-touen mourut.

Tchouang-tseu

 

 

Lung Zu vint en consultation auprès du grand thérapeute Wen Qi :
“Maître Wen Qi, votre pratique de la médecine est profonde, pouvez-vous me guérir ?
-Décrivez-moi vos symptômes pendant que je prends vos pouls, répondit Wen Qi.
– Je suis indifférent aux critiques ou aux flatteries de mes concitoyens. Je ne m’émeus pas quand je gagne des honneurs ou des émoluments, pas plus que je ne m’inquiète quand je perds des sommes considérables, frôlant la pauvreté. Pour moi, tous mes semblables sont des cocons à peine humains. Je tiens à préciser que je me perçois moi-même comme tel. Quand je rentre chez moi, je me sens étranger et quand je voyage, je suis partout comme chez moi. Avec un tel comportement, j’ai du mal à assumer ma place dans la société et dans ma propore famille. Quel mal est-ce donc, docteur ?”
Wen Qi cessa de prendre les pouls et plaça Lung Zu entre lui et la lumière du soleil. Il se mit à scruter sont patient avec une réelle intensité avant de s’exclamer :
“ Ah, je vois !
“ Votre coeur est complètement vide !
“ Vous êtes quasiment un sage !
“ Les six ouvertures subtiles de votre coeur sont ouvertes et la septième est fermée. C’est pourquoi vous vous percevez comme un malade. Mais je ne puis rien contre la maladie de la sagesse.”

Contes du Tao Sauvage, G. Edde

 

Arrivé à l’âge mûr, Hua Zi souffrait de pertes de mémoire. Le soir venu, il avait déjà oublié ce qu’il avait fait le matin, sur le chemin, il négligeait de marcher et, à la maison, il omettait de s’asseoir !
Cette attitude plongeait sa famille dans le désarroi. Sa femme fit appel à un diseur de bonne aventure qui resta coi. Puis elle fit venir un sorcier et enfin un médecin qui pratiqua l’acupuncture et prescrivit des formules médicinales. Aucun d’entre eux ne réussit à changer l’état de Hua Zi. En désespoir de cause, elle se tourna vers un docte confucianiste qui considéra le problème avec optimisme : “Je vais modifier son comportement en travaillant sur son esprit, et je pense qu’il ira mieux.”
On ne sait pas vraiment ce que fit le confucianiste, mais Hua Zi fut guéri en une journée : il avait recouvré la mémoire !
Le soir même, il dormit paisiblement Le lettré fut invité à rester quelques jours pour vérifier les résultats de sont traitement. Le lendemain à l’aube, toute la maisonnée était en émoi. Hua Zi était entré dans une rage folle. Il commença par sortir sa femme de la maison à coups de pied dans les fesses. Ensuite, il s’en prit à ses enfants qu’il battit copieusement. Puis il pourchassa la confucianiste, une hache à la main ! Un voisin l’attrapa à temps avant qu’il ne commette l’irréparable et lui demanda ce qui lui arrivait. Il répondit : “Lorsque j’avais perdu la mémoire, mes pensées étaient libres et claires comme l’eau du torrent. J’étais inconscient de l’existence et de la non-existence. Maintenant que j’ai retrouvé la conscience des choses, je me rends compte de la perte et du gain, des soucis et des joies, des amitiés et des répulsions. Bref, je suis plongé dans la confusion la plus totale. Je regrette le passé et m’inquiète pour l’avenir. Comment puis-je retourner à l’oubli.

Contes du Tao Sauvage, G. Edde